Ce billet est une traduction de « The Nobel Disease: When Intelligence Fails To Protect Against Irrationality »
Rédigé par Candice Basterfield, Scott O. Lilienfeld, Shawna M. Bowes, Thomas H. Costello dans Skeptical Inquirer May / Juin 2020 (vol.44, 3)
Traduit par Mathias Bonal.
La « maladie Nobel » : Quand l’intelligence ne protège pas contre l’irrationalité
Aucune récompense scientifique n’est plus convoitée que le prix Nobel. Aux yeux du public, ce prix, en particulier dans les trois catégories scientifiques traditionnelles que sont la chimie, la physique et la physiologie ou la médecine, est pratiquement synonyme de génie scientifique. Dans le même temps, les récits des plus de 600 Nobel posent une question qui a des implications intrigantes pour le domaine du scepticisme : dans quelle mesure des niveaux d’intelligence remarquables immunisent-ils les individus contre des défaillances tout aussi remarquables de la pensée critique ? Comme nous allons le voir, la recherche en psychologie offre des réponses provisoires à cette question et des indices intéressants pour la résoudre.
Certains auteurs ont invoqué le terme de « maladie Nobel » pour décrire la tendance de nombreux prix Nobel à embrasser des idées scientifiquement douteuses (Gorski, 2012). Nous adoptons ce terme avec une certaine appréhension compte tenu de ses lourdes implications. Certains auteurs (par exemple Berezow, 2016) semblent supposer que les prix Nobel sont plus enclins à commettre des erreurs de pensée critique que les autres scientifiques. Il n’est cependant pas clair que ce soit le cas, et les données rigoureuses nécessaires pour vérifier cette affirmation font probablement défaut.
Dans cet article, nous explorons une question plus précise, à savoir si et dans quelle mesure le prix Nobel, conceptualisé comme une instance partielle mais imparfaite de la brillance scientifique, est incompatible avec l’irrationalité. Pour ce faire, nous nous appuyons sur des études de cas de plusieurs scientifiques lauréats du prix Nobel qui semblent avoir succombé à la « maladie Nobel ». Ce faisant, nous restons conscients des limites des déductions faites sur la base d’études de cas : elles sont d’une représentativité inconnue et peuvent être facilement choisies pour appuyer les hypothèses de chacun (ce que les sceptiques appellent le cherry-picking). Néanmoins, les études de cas peuvent souvent être utiles pour générer des hypothèses qui seront étudiées dans des études plus systématiques. En outre, elles peuvent parfois fournir des preuves d’existence – des démonstrations qu’un phénomène donné peut se produire. Dans le cas de la « maladie Nobel », les études de cas que nous présentons ici suggèrent fortement que chez n’importe qui, le génie intellectuel peut tout à fait aller de pair avec des lacunes béantes dans la pensée critique de cette personne.
Plus précisément, nous présentons de brèves descriptions de huit lauréats du prix Nobel de sciences qui ont adopté des idées « bizarres ». D’après Shermer (2003), seront définies ici comme idées bizarres des affirmations qui sont (a) très peu plausibles à la lumière des connaissances scientifiques ; (b) rejetées catégoriquement par pratiquement tous les experts scientifiques ; et (c) fondées principalement ou exclusivement sur des anecdotes ou non corroborées. Parce que le simple fait d’envisager la possibilité d’une allégation non étayée, telle que l’existence d’une perception extrasensorielle (ESP), n’indique pas une défaillance de la pensée critique, nous nous concentrons sur les Nobel qui se sont accrochés à une ou plusieurs idées bizarres avec une conviction considérable.
La « maladie Nobel » : Huit croquis en miniature
Linus Pauling (1901-1994)
Il a reçu le prix Nobel de chimie en 1954 pour ses recherches sur la liaison chimique (il a également reçu le prix Nobel de la paix en 1962). En 1941, Pauling a été diagnostiqué de la maladie de Bright, qui provoque une inflammation chronique des reins. Il a adopté un régime alimentaire pauvre en protéines et sans sel et a ingéré des suppléments de vitamines, attribuant son amélioration à ces dernières. Plus tard, il a affirmé que 1 000 milligrammes de vitamine C par jour peuvent réduire l’incidence des rhumes de 45 %. Pauling aurait consommé au moins 12 000 mg de vitamine C par jour, bien au-delà de la dose journalière recommandée de 60 mg. Des études menées dans les années 1970 et 1980 par Pauling et le psychiatre Ewan Cameron semblaient suggérer que les mégadoses de vitamine C aident à prolonger la vie des patients atteints d’un cancer en phase terminale (Cameron et Pauling, 1979). Néanmoins, les témoins n’avaient pas été appariés en fonction de l’âge, du stade du cancer ou de la qualité de leur fonctionnement quotidien, ce qui rend les données pratiquement ininterprétables. En outre, l’excès de vitamine C est excrété par l’urine et n’a qu’une faible valeur thérapeutique. Pauling a également émis l’hypothèse que les notes des élèves s’amélioraient après avoir bu du jus d’orange pendant plusieurs mois. Dans un article paru dans la célèbre revue Science, ainsi que dans d’autres publications, Pauling (en 1968) a également soutenu que les mégadoses de vitamine C sont efficaces contre la schizophrénie. Des études contrôlées ne soutiennent cependant pas cette hypothèse (voir Hoffer 2008).
William Shockley (1910-1989)
Avec John Bardeen et Walter Brattain, il a reçu le prix Nobel de physique en 1956 pour avoir inventé le transistor. En tant que professeur à l’université de Stanford, les centres d’intérêt de Shockley ont dérivé vers la génétique. Il a soutenu sans réserve que la différence de QI entre les Noirs et les Blancs est principalement voire entièrement d’origine génétique. Il a écrit : « Mes recherches me conduisent inéluctablement à l’opinion que la cause principale des déficits intellectuels et sociaux des Noirs américains est d’origine génétique héréditaire et raciale et qu’il n’est donc pas possible d’y remédier dans une large mesure par des améliorations pratiques de leur environnement » (New Scientist, 1973, p. 432). Il a même soutenu que « la nature a codé par couleur des groupes d’individus de sorte que des prédictions statistiquement fiables de leur adaptabilité à des vies intellectuellement gratifiantes et efficaces puissent être facilement faites et utilisées à profit par le citoyen lambda, pragmatique » (The Phi Delta Kappan, 1972, p. 307). Shockley a approuvé l’idée d’une « évolution rétrograde », en proposant que les Noirs se reproduisent plus rapidement que les Blancs, ce qui entraîne un déclin de l’intelligence globale de la population. Il préconise diverses solutions radicales à ce problème, notamment en offrant des incitations financières aux groupes génétiquement défavorisés pour qu’ils se fassent stériliser. Shockley a fait don de son sperme au Repository for Germinal Choice, appelé péjorativement la « banque de sperme du prix Nobel », créée dans l’intention de mettre en place un programme d’eugénisme (Morrice, 2005). Shockley était également un fervent défenseur du test polygraphique (« détecteur de mensonges »), à tel point qu’il a un jour ordonné à ses employés de passer le test et a proposé que les lauréats du prix Nobel se voient poser la question suivante lorsqu’ils sont connectés à un appareil de polygraphie : « Quand vous dites qu’il n’y a pas de différence raciale de QI, le croyez-vous vraiment ? » (Shurkin, 1997, Broken Genius, p. 241).
James Watson (1928-)
Comme Shockley, il a avancé plusieurs affirmations très douteuses à propos de la notion de race. Watson, lauréat du prix Nobel de 1962 pour avoir co-découvert la structure de l’ADN avec Sir Francis Crick, a soutenu catégoriquement que les Noirs sont intrinsèquement moins intelligents que les Blancs, une opinion qu’il a réitérée dans un documentaire de 2018. Watson a également suggéré que les personnes obèses sont moins ambitieuses que les autres, que l’exposition à la lumière du soleil dans les régions équatoriales augmente les pulsions sexuelles et qu’en raison de leur taux plus élevé de mélanine, les personnes à la peau foncée ont une pulsion sexuelle plus forte que les personnes à la peau claire (Brown, 2001).
Brian Josephson (1940-)
Il a reçu le prix Nobel de physique en 1973 pour « ses prédictions théoriques des propriétés d’un supercourant à travers une barrière de tunnel » (supercurrent through a tunnel barrier – Nobel Media AB 2019). À la fin des années 1960, Josephson est devenu un disciple de Maharishi Mahesh Yogi, le fondateur de la méditation transcendantale (MT), et a fait valoir que la MT « permet aux expériences traumatisantes de revenir à l’esprit sans être refoulées » (New Scientist, 1974, p. 416). Au début des années 1970, Josephson a lancé le projet d’unification de l’esprit et de la matière à l’université de Cambridge pour explorer les relations entre la mécanique quantique et la conscience. Dans une brochure publiée à l’occasion du centième anniversaire du prix Nobel, Josephson a souligné qu’il s’efforçait de maintenir le Royaume-Uni « à l’avant-garde de la recherche » sur la télépathie. En outre, Josephson s’est fait l’avocat de la « mémoire de l’eau », le prétendu mécanisme qui sous-tend la pratique de l’homéopathie (Ernst, 2010), qui repose sur l’idée que l’eau peut en quelque sorte « se souvenir » des propriétés chimiques des substances qui y sont diluées. Il a également promu la fusion froide, l’hypothèse discréditée selon laquelle les réactions nucléaires peuvent se produire à température ambiante.
Nikolaas Tinbergen (1907-1988)
Avec Karl von Frisch et Konrad Lorenz, il a partagé le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973 pour ses découvertes sur l’organisation et les causes du comportement animal (éthologie). Après avoir reçu ce prix, Tinbergen a appliqué ses théories éthologiques aux troubles du spectre autistique. Ses hypothèses environnementales concernant l’éthologie de l’autisme étaient hautement spéculatives et ne s’accordaient pas avec les données de l’époque selon lesquelles cette maladie est principalement d’origine génétique et neurologique (Folstein et Rutter, 1977). Ses travaux ont abouti à un livre rédigé en collaboration avec sa femme (Tinbergen et Tinbergen, 1985) qui recommande la « thérapie de maintien » (attachment therapy ) comme traitement de l’autisme. Cette technique repose sur la position, non étayée, selon laquelle l’autisme est causé par un défaut d’attachement de l’enfant à sa mère, ce qui entraîne un repli sur soi et des problèmes de communication. Selon Tinbergen, pour guérir l’autisme, les parents doivent porter leurs enfants pendant de longs moments tout en essayant d’établir un contact visuel avec eux, même s’ils y résistent. Des études ultérieures ont indiqué que ce type de thérapie n’a pas d’efficacité empirique et peut dans certains cas être physiquement dangereuse (Mercer, 2013).
Kary Mullis (1944-2019)
Il a partagé le prix Nobel de chimie en 1993 avec Michael Smith pour avoir créé la réaction en chaîne par polymérase (PCR), qui permet de copier rapidement une petite quantité d’ADN des milliards de fois. Mullis a exprimé son profond désaccord avec l’opinion selon laquelle le SIDA est causé par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Il a affirmé que ce rétrovirus (c’est-à-dire un virus dont le matériel génétique est un ARN et non un ADN) est à peine détectable chez les personnes atteintes du SIDA, soutenant que cette découverte soulève de sérieuses questions concernant son rôle dans la maladie : « Dans quelques années, les gens trouveront notre acceptation de la théorie du SIDA causé par le VIH aussi stupide que celle soutenue par ceux qui ont excommunié Galilée » (Mullis, 1998, p. 180). Mullis a également remis en question les preuves du réchauffement climatique d’origine humaine, déclarant sur son site web que « Nous n’avons aucune bonne raison de penser que nous comprenons le climat. Faire des prédictions sur ce qui va suivre et quand, et commencer audacieusement la discussion en impliquant notre humble espèce dans tout cela est pire qu’audacieux, c’est pathétique ». Dans son autobiographie, il fait part de plusieurs autres affirmations étranges, par exemple qu’il a un jour rencontré un raton-laveur fluorescent qui lui a parlé (en s’adressant à lui en tant que « Docteur ») et suggérant que le raton-laveur était peut-être un extraterrestre. Dans ce livre, Mullis a également professé sa croyance en l’astrologie, demandant de façon rhétorique : « Comment un établissement d’enseignement supérieur pourrait-il accorder à quelqu’un un doctorat en psychologie sans exiger au moins quelques cours d’astrologie ? » (Mullis, 1998, p. 151).
Louis J. Ignarro (1941-)
Avec Robert Furchgott et Ferid Murad, il a reçu le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1998 pour ses découvertes concernant l’oxyde nitrique en tant que molécule de signalisation dans le système cardiovasculaire. Cette découverte a facilité le développement de nouveaux médicaments pour traiter les maladies cardiovasculaires, ainsi que du Viagra. Quelques années après avoir reçu le prix, Ignarro a été engagé comme consultant pour Herbalife, une société qui développe et commercialise des compléments alimentaires et des vitamines sans fondement empirique, et est devenu membre de son conseil consultatif scientifique. Ignarro a travaillé avec Herbalife pour promouvoir un complément alimentaire, Niteworks, un mélange sous forme de poudre d’acides aminés et d’antioxydants qui est censé stimuler la production d’oxyde nitrique par l’organisme. En 2004, Ignarro et ses collègues ont publié une étude prospective réalisée sur des souris et vantant les avantages des ingrédients de Niteworks (Napoli et al., 2004). Malgré l’applicabilité non vérifiée de Niteworks aux humains, Ignarro aurait déclaré : « Ce qui est bon pour les souris est bon pour les humains » (Evans, 2004).
Luc Montagnier (1932-)
Avec Françoise Barré-Sinoussi, ils ont reçu le prix Nobel 2008 de physiologie ou médecine pour leur découverte du VIH. Un an plus tard, Montagnier a publié deux articles dans la revue Interdisciplinary Sciences: Computational Life Sciences, une revue qu’il a fondée et éditée. Dans l’un d’eux, il soutient que l’ADN dilué d’espèces bactériennes et virales pathogènes peut émettre des ondes électromagnétiques. Lorsqu’on lui a demandé son point de vue sur l’homéopathie, M. Montagnier a répondu « Je ne peux pas dire que l’homéopathie est juste sur tout. Ce que je peux dire maintenant, c’est que les hautes dilutions sont correctes… même à [une dilution de] 10-18 (0 avec 17 fois le chiffre 0 après la virgule puis le chiffre 1, NDLR), vous pouvez calculer qu’il ne reste pas une seule molécule d’ADN. Et pourtant, nous détectons un signal. » (Enserink, 2010). Montagnier a également affirmé que la plupart des maladies neurologiques sont dues à des ondes électromagnétiques émises par l’ADN viral ou bactérien en solution aqueuse (Montagnier et al., 2009). Il affirme également que les vaccins provoquent l’autisme et que l’autisme peut être traité avec succès à l’aide d’antibiotiques.
La « maladie Nobel » : autres exemples
Ces huit personnes ne sont qu’un sous-ensemble de lauréats du prix Nobel qui ont soutenu des affirmations étranges. Parmi les autres lauréats, on peut citer :
- Phillip Lenard, qui a reçu le prix Nobel de physique en 1905 pour ses recherches sur les rayons cathodiques, et Alexis Carrel, qui a reçu le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1912 pour l’invention de la pompe à perfusion, ont tous deux promu l’eugénisme et les théories raciales nazies (Carrel, 1935 ; Gunderman, 2015).
- Le neurochirurgien portugais Egas Moniz a remporté le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1949 pour sa lobotomie préfrontale. Lors d’une conférence, Moniz a appris que la rupture des connexions entre les lobes frontaux et le reste du cerveau rendait les chimpanzés dociles ; il en a alors déduit que la lobotomie frontale pouvait être utilisée pour traiter des maladies mentales graves chez l’être humain et l’a activement défendue à cette fin (Tan et Yip, 2014).
- Parmi les autres exemples de Nobel s’aventurant en territoire scientifique douteux, citons Julian Schwinger (prix Nobel de physique en 1966 pour ses travaux sur l’électrodynamique quantique), auteur de plusieurs articles théoriques sur la fusion froide ; Ivar Giaver (prix Nobel de physique en 1973 pour ses travaux sur les tunnels électroniques dans les supraconducteurs), qui a fait preuve à plusieurs reprises de scepticisme à l’égard du réchauffement climatique ; Arthur Schawlow (prix Nobel de physique en 1981 pour la co-invention du laser), qui s’est fait l’avocat de la pratique scientifiquement fausse de la communication facilitée pour l’autisme (il est apparu en 1994 dans le documentaire de Frontline « The Prisoners of Silence ») ; Richard Smalley (prix Nobel de chimie en 1996 pour la découverte d’une troisième forme de carbone), qui a promu des idées antidarwiniennes (Smalley, 2005) ; et Wolfgang Pauli (prix Nobel de physique en 1945 pour sa découverte du principe d’exclusion), qui, avec le psychiatre Carl Jung, a proposé l’idée de synchronicité, un phénomène mystique par lequel des événements qualifiés de coïncidences révèlent soi-disant un lien causal entre les expériences mentales et physiques (Donati, 2004).
Intelligence et rationalité : implications pour le scepticisme
Il va peut-être sans dire que les lauréats du prix Nobel ne sont pas les seuls scientifiques brillants à être la proie d’idées douteuses. Alfred Russel Wallace, codécouvreur de la théorie de la sélection naturelle avec Charles Darwin, prône le spiritisme et pense que des forces non matérielles expliquent l’évolution de l’esprit humain (Bensley, 2006). Percival Lowell, un pionnier de l’astronomie planétaire dont les observations ont ouvert la voie à la découverte de Pluton (Sharps et al., 2019), était convaincu d’avoir découvert des canaux martiens d’origine intelligente. Plus récemment, William Happer, un physicien de Princeton à la retraite dont les découvertes ont permis d’obtenir des images de meilleure qualité des poumons des gens et des objets astronomiques, a rejeté avec force le consensus scientifique sur le changement climatique (CO2 Coalition 2016).
La « maladie Nobel », ainsi que les histoires de ces trois scientifiques, suggèrent fortement que des niveaux élevés d’intelligence générale, traditionnellement conceptualisée comme la capacité d’analyser et d’évaluer des informations, n’excluent pas de la part de leurs auteurs des niveaux élevés de pensée irrationnelle (Shermer, 2003 ; Stanovich, 2009 ; Sternberg, 2004). L’intelligence tend à n’être que modérément corrélée avec l’immunité à la plupart des biais cognitifs, tels que le biais de confirmation et la négligence des fréquences de base (Stanovich et West, 2008), ce qui est conforme à l’observation selon laquelle même les personnes extrêmement intelligentes peuvent être victimes d’erreurs de raisonement. Alors que les scores des mesures de l’intelligence reflètent une performance maximale (la mesure dans laquelle les gens peuvent être performants lorsqu’ils sont poussés à la limite), les scores de la plupart des mesures des biais cognitifs reflètent une performance typique (la mesure dans laquelle les gens sont généralement performants dans la vie quotidienne) (Cronbach, 1960). Par conséquent, même les personnes très intelligentes peuvent négliger d’exercer leurs capacités de réflexion critique lorsqu’elles ne sont pas suffisamment motivées pour le faire, surtout lorsqu’elles sont certaines d’avoir raison. Bien que les personnes très intelligentes soient plus capables que d’autres de soumettre leurs idées à un examen sceptique, elles ne se sentent pas toujours obligées de le faire (Bensley, 2006).
Des données préliminaires suggèrent en outre que les personnes intelligentes peuvent être sujettes à une cécité sélective à leurs biais cognitifs un peu plus important que les autres personnes, ce qui signifie qu’elles sont moins conscientes de leur propres biais de raisonnement (Stanovich et al., 2013). Certains auteurs ont en outre fait valoir que des niveaux d’intelligence élevés peuvent exacerber le risque d’échec de la pensée critique ; par exemple, Sternberg (en 2004) a proposé que plusieurs erreurs cognitives prévalant chez les personnes très intelligentes peuvent prédisposer à l’irrationalité ; plusieurs d’entre elles peuvent expliquer les idées bizarres de certains lauréats du prix Nobel. Un « optimisme irréaliste » se manifeste lorsque les gens croient que parce qu’ils sont intelligents, ils n’ont pas à s’inquiéter des erreurs intellectuelles. Le « sentiment d’omniscience » apparaît lorsque les gens se croient si intelligents qu’ils savent pratiquement tout. Le « sentiment d’invulnérabilité » apparaît lorsque les gens croient qu’ils sont si intelligents qu’ils sont essentiellement immunisés contre les erreurs. Si ce qu’a dit Sternberg s’avère exact, en raison de leur haute intelligence, les lauréats du prix Nobel peuvent être sujets aux affirmations étranges, surtout s’ils ne sont pas suffisamment humbles intellectuellement.
Comme les études sur la personnalité suggèrent que les scientifiques très créatifs ont tendance à être plus sûrs d’eux que les autres scientifiques (Feist, 1998), l’humilité intellectuelle pourrait être plus l’exception que la règle chez les lauréats d’un prix Nobel de sciences. En conséquence, les prix Nobel doivent se garder de tout « dépassement intellectuel » (trop présumer de ses capacités), l’erreur consistant à supposer que parce qu’on est expert dans un domaine, on est susceptible de montrer des niveaux d’expertise comparables dans d’autres domaines (Dubner, 2014).
En conclusion, notre échantillon, certes limité, d’études de cas sur la « maladie Nobel » nous rappelle qu’il ne faut pas confondre intelligence et rationalité, ni confiance et justesse. Ils nous rappellent également que nous devons veiller à ne pas suspendre notre scepticisme scientifique, même face aux déclarations des scientifiques les plus accomplis .
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