19 février 2020
Article de Paolo Cortesi, traduit par Giulia Maffyn
« La grande peste de cite maritime
Ne cessera que mort ne soit vengée
Du iuste sang, par pris damne sans crime
De la grand dame par feincte n’outraigée. »
Peu de quatrains écrits par Nostradamus comme celui-ci (II.53) sont représentatifs de son époque, de sa pensée. Comme dans une nette miniature, dans ces quatre vers nous avons une vision du monde du XVIe siècle, dont une des protagonistes était la peste, c’est-à-dire la mort collective et mystérieuse qui a conduit des populations entières dans la tombe, et contre laquelle il n’y avait pas de remèdes efficaces. Nostradamus, qui était herboriste et médecin avant de se consacrer à plein temps aux prophéties qui l’enrichirent, avait une recette infaillible contre la peste :
« Prenes de la sieure ou de ramant du bois de cyprès le plus vert que vous pourres trouver vne once, de iris de Florence six onces, de girofles trois once, d’acore odorant trois drames, et de bois d’aloès six drames. Faictes le tout mettre en poudre et que lui ne s’esvente. Et puis prenes des roses rouges incarnées trois ou quatre cent, qui soyent bien mondées toutes fraîches et cueilles avant la rosée ; et les feres fort piller et mettre dedans la poussière. Quand le tout sera bien meslé, faictes en des peties balottes faittes en la mode de trocisques et les faictes sécher à l’ombre. » (De E. Bareste, Nostradamus, Centurie Première, Maillet, Paris, 1840, p. 26-27).
Il était si sûr du pouvoir prophylactique de sa médecine que Nostradamus écrivit :
« Enfin, on ne trouva aucun médicament qui feust plus préservatif de la peste que cette composition : tous ceux qui en portoyent à leur bouche estoient préservés (…) Pour ceux qui n’en prirent pas, la mort estoit subite. » (Ibid)
Il est intéressant de noter que l’homme qui aurait connu l’avenir, avec la même clarté avec laquelle on connaît le chemin du retour, n’avait pas du tout prévu les antibiotiques et toute la pharmacologie des XXème et XIXème siècles, mais restait fièrement fidèle aux médicaments les plus archaïques et les plus inutiles.
La peste intéressait beaucoup Nostradamus pour au moins deux raisons : en tant que médecin et en tant que prophète. Les épidémies, appelées génériquement « peste », étaient fréquentes dans le passé ; Nostradamus, en 1525, était à Narbonne lorsque la ville fut dévastée par la peste ; en 1544, il faisait partie des médecins qui ne pouvaient rien faire contre l’épidémie à Marseille ; en 1546 et 1547, Nostradamus rencontrait encore la peste à Aix-en-Provence et à Lyon.
Il n’est donc pas surprenant que la contagion soit l’un des protagonistes des Prophéties : le mot « peste », avec ses variantes dérivées « pestes, pestifère, pestilentiel et pestilentiel », apparaît 36 fois (« santé » n’apparaît qu’une seule fois dans toutes les prophéties : X.89).
Dans le quatrain II.53 nous voyons aussi apparaître, comme dans une vision éblouissante, des prisonniers innocents condamnés, du sang, de la vengeance, l’aristocratie – en la personne d’une grande dame – qui est la seule véritable actrice dans l’histoire, présente et future, de Nostradamus.
Pourtant, quelqu’un a voulu trouver dans ces mots de 1555 la prophétie de l’épidémie de coronavirus qui est, parmi nos cauchemars actuels, peut-être la plus pressante.
Cette énième déclaration selon laquelle « Nostradamus l’avait prédit » ne nous surprend pas du tout. Ce n’était qu’une question de temps, mais il était certain que quelqu’un – comme c’est arrivé – allait feuilleter n’importe quelle édition des Prophéties à la recherche de quelques mots suggestifs. Ici, notre brillant exégète n’a pas perdu trop de temps : lors de la deuxième Centurie, il a trouvé les mots « la grande peste » et sa « recherche » (!) s’est heureusement arrêtée là.
Comme preuve supplémentaire (s’il y en avait besoin) que Nostradamus écrit sur l’avenir en pensant à son présent, il faut noter que dans la Centurie le terme de « peste » est plusieurs fois associé à « faim » et « famine », car dans le passé les deux fléaux se sont souvent produits ensemble ; ce qui n’arrive plus dans l’Occident industrialisé depuis plus d’un siècle.
L’avenir que Nostradamus est capable de « voir » est la projection de son présent, fait de famines et d’épidémies qui apparaissent à l’horizon humain à des intervalles irréguliers mais inévitables. Cela s’est toujours produit et se reproduira toujours. Nostradamus ne peut concevoir une époque où il n’y a ni maladie ni famine.
Mais pour les fanatiques de Nostradamus, le contexte historique et culturel des Prophéties n’a aucune importance ; ils sont sûrs que le livre ancien n’a aucun rapport avec l’époque à laquelle il a été composé. C’est une certitude qui bouleverse, sans aucun doute, la rationalité et le simple bon sens.
Mais le bon sens n’a aucune valeur pour ceux qui prétendent « savoir lire » ce qui n’est pas écrit. Comment expliquer le fait que le quatrain parle d’une grande peste dans une ville au bord de la mer ? Wuhan, l’épicentre de l’épidémie, se trouve dans le cœur de la Chine, à environ 600 kilomètres de la côte : peut-on l’appeler une ville maritime ? Non, mais c’est un petit détail sans importance pour les « nostradamiens » qui s’engagent dans leur spécialité : des pirouettes illogiques, pour lesquelles « la ville maritime » signifierait que le virus est/serait parti du marché aux poissons de cette ville. Tout commentaire est superflu.
La grande dame serait Mme Wu Yi, qui seize ans avant l’épidémie actuelle a été ministre de la santé de la République populaire de Chine. Quel est son rapport avec le coronavirus ? Absolument aucun, mais pour les adeptes du voyant, ce chaos mental est satisfaisant. Il n’est guère possible de constater, enfin, que ce qui, dans le quatrain, se réfère à la « grande dame » ne peut en aucun cas être appliqué au cas de l’épidémie actuelle, et ce n’est pas pour rien que l’interprétation autoproclamée ne s’exprime pas, mais se contente de mentionner la seule femme « importante » qui se trouve dans un environnement chinois vaguement lié au sujet.
D’un rapide coup d’œil sur Internet, je vois que la soi-disant interprétation du quatrain viendrait d’un site russe, et de là quelqu’un a tiré des soupçons ayant donné lieu à de la désinformation. Je ne suis pas très intéressé de savoir si cela est vrai ou non, et si c’est vrai, cela montrerait au moins que Nostradamus est encore considéré comme utile aujourd’hui pour répandre une inquiétude subtile, non avouée et tenace.
Et pourtant, cet énième acte de Nostradamus me donne l’espoir que la foi dans le magicien provençal a maintenant atteint des limites de grossièreté, d’absurdité et de déformation telles qu’elles montrent sa nullité. Il est tellement gonflé que le petit jeu que Nostradamus avait prévu ne durera pas éternellement et peut-être – permettez-moi de le prédire – qu’il y aura bientôt un jour où la dernière « interprétation » sera submergée par les rires.