Traduction d’article – Comité Para
Article : Why Parapsychological Claims Cannot Be True – Arthur S. Reber, James E. Alcock (2019)
Lien de l’article original : https://skepticalinquirer.org/2019/07/why-parapsychological-claims-cannot-be-true/
Préambule : Ce billet (avec lequel les auteurs résument le contenu de leur article) décrit une posture défendue par certains sceptiques concernant le débat scientifique sur l’existence du “psi”, un concept qui regroupe les perceptions extra-sensorielles, la télépathie et la psychokinèse. Elle nous semble intéressante mais présente des aspects très discutables, c’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’écrire cette traduction commentée. L’avis détaillé du Comité Para se trouve en fin de billet.
Traduction :
Frédéric Paillaugue, Mathias Bonal, Alice Van Helden, Goulven Kerbellec, Jean Michel Abrassart, Jérémy Royaux, Rémi Gau.
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Pourquoi les affirmations parapsychologiques ne peuvent pas être vraies
Arthur S. Reber, James E. Alcock
Dans : Skeptical Inquirer Volume 43, N°4
Juillet/Août 2019
Le numéro de juillet-août 2018 de la revue American Psychologist contenait un article d’Etzel Cardeña intitulé « The Experimental Evidence for Parapsychological Phenomena : A Review » (« Les preuves expérimentales des phénomènes parapsychologiques : une revue de la littérature »). Cardeña est connu pour ses recherches sur l’hypnose et la conscience, la parapsychologie et, fait intéressant, pour son expérience dans le théâtre en tant qu’acteur et metteur en scène. Cet article nous a incités à examiner et à critiquer la théorie qui sous-tend la parapsychologie (Reber et Alcock, à paraître). Le billet ici présent est un résumé de nos arguments.
La revue American Psychologist est la publication phare de l’American Psychological Association (APA), l’organisation professionnelle la plus importante et la plus influente dans notre domaine, et elle est envoyée à l’ensemble de ses membres, soit près de 120 000 personnes. La publication d’un article dans cette publication équivaut à l’octroi de l’imprimatur de l’APA. Il est intéressant de noter que ce n’était pas la première fois que l’APA entrait dans ce domaine controversé de la psychologie ; en 2011, une autre de ses revues respectées, le Journal of Personality and Social Psychology, a publié un article de Daryl Bem de l’Université Cornell qui prétendait montrer des preuves de la précognition (NdT : Forme de perception extrasensorielle permettant la prévision d’événements futurs non déductibles de la connaissance du présent, définition du Larousse) . L’article de Bem a déclenché une petite tempête médiatique, en grande partie parce que son auteur était connu pour ses recherches dans des domaines autres que la parapsychologie. Il a été applaudi avec enthousiasme par les chercheurs en phénomènes psi (NDT : le psi serait un facteur inconnu des perceptions extrasensorielles et des expériences de psychokinésie, à ce jour non expliqué par des bases physiques ou biologiques connues) et, bien sûr, a immédiatement fait l’objet d’efforts de reproductibilité – c’est-à-dire refaire ses expériences dans les mêmes conditions – par d’autres laboratoires (qui ont presque tous échoué) et de critiques incisives, dont celle de l’un d’entre nous (Alcock 2011).
L’article de Cardeña se présentait, pour un œil inexpérimenté dans le domaine du paranormal, comme un effort impressionnant. Il a effectué une revue de la littérature sur les données relatives au psi, en se concentrant principalement sur des méta-analyses d’articles publiés qui ont montré des effets faibles ou marginaux et, surtout, a reconnu le fait qu’il n’existe pas de théorie cohérente pour les phénomènes psi. Cardeña, dans un effort pour trouver un mécanisme causal permettant de comprendre le paranormal, a fait appel à la mécanique quantique (MQ) et, dans une moindre mesure, à la théorie de la relativité ainsi qu’à la notion récemment proposée d’un modèle d’« Univers-Bloc » dans lequel le passé, le présent et le futur jouissent tous d’une coexistence simultanée. La démarche a échoué, principalement à cause de quelques malheureux malentendus sur la MQ, la théorie de la relativité et le fait que la notion d' »Univers-Bloc » n’est guère plus qu’une hypothèse spéculative.
Bien que l’article nous ait dérangés à plusieurs niveaux, notre principale préoccupation réside dans le fait qu’il est symptomatique d’un problème plus vaste et plus important qui est passé inaperçu. Il ne s’agit pas de revoir la base de données existante, en grattant les résultats marginaux et très suspects des méta-analyses pour trouver quelque chose qui dépasse le seuil fatidique de « <0.05 ». (NDT: dans les statistiques utilisées dans la plupart des articles scientifiques, ce seuil permet de s’assurer que l’effet observé dans les expériences a moins de 5% de chances d’avoir été le fruit du hasard.) Il ne s’agit pas de fouiller dans les domaines obscurs de la physique théorique pour trouver des modèles plausibles. Le problème est plus fondamental que cela : les affirmations de la parapsychologie ne peuvent être vraies. Tout le domaine est en faillite – et ce depuis le début de son existence. Toutes les affirmations des chercheurs psi violent les principes fondamentaux de la science et ne peuvent donc avoir aucun statut ontologique (NdT : c’est-à-dire une existence tangible.).
Nous n’avons pas examiné les données pour les phénomènes psi, à la consternation du parapsychologue qui était l’un des reviewers. Notre raison était simple : ces données ne sont pas pertinentes. Nous avons utilisé un dispositif rhétorique classique, l’adynaton, une forme d’hyperbole si extrême qu’elle est, en fait, impossible. La nôtre était « les cochons ne peuvent pas voler » – c’est pourquoi les données qui montrent qu’ils peuvent le faire sont le résultat d’une méthodologie défectueuse, de faible qualité de contrôle, d’une analyse de données inappropriée ou d’une fraude scientifique. L’examen des données peut être utile si l’objectif est de contester la véracité des résultats, mais il ne joue aucun rôle dans le genre de critiques que nous avons formulées. Nous nous sommes concentrés non pas sur Cardeña en particulier, mais sur la parapsychologie au sens large. Nous avons identifié quatre principes scientifiques fondamentaux que les phénomènes psi violeraient s’ils étaient avérés : la causalité, la flèche du temps, la thermodynamique et la loi en carré inverse.
NDT : Ces principes sont détaillés ci-dessous :
- À propos de la causalité
Les effets ont des causes. Des principes relationnels identifient les liens de causalité pour les effets observés. La réponse appropriée aux circonstances qui ne disposent pas d’un tel mécanisme est le scepticisme ou un agnosticisme existentiel – et, historiquement, c’est ce qui a été adopté. La notion de la gravité newtonienne comme une « action à distance » était considérée comme suspecte jusqu’à ce qu’elle soit sauvée par la théorie de la relativité d’Einstein ; les prétentions des mystiques à contrôler le système nerveux autonome étaient considérées comme des escroqueries jusqu’à la découverte du biofeedback ; la théorie de Wegener sur la dérive des continents était considérée avec scepticisme jusqu’à la découverte des dorsales médio-océaniques et de l’étalement des fonds marins, etc.
Dans l’étude des phénomènes psi, il n’y a pas de mécanismes causaux, et aucun n’a été supposé. Pire encore, il n’y a pratiquement aucune discussion sur la question de savoir si les effets allégués ont des mécanismes causaux uniques ou multiples, ou pourquoi les prétendues conclusions manquent de cohérence. Si la psychokinésie influence le lancement des dés dans un laboratoire psi, pourquoi pas aux tables de craps (NDT: jeu d’argent américain qui se joue avec des dés, le plus souvent dans des casinos) ? Si la télépathie existe, pourquoi notre cerveau n’est-il pas constamment envahi par les pensées de ceux qui nous entourent ? Soutenir que l’avenir fait appel aux apparences – mais seulement dans les laboratoires de psychologie de Lund ou de Cornell – c’est pousser la crédulité jusqu’au point de rupture. Il n’y a pas de schéma récurrent ici. Comme nous l’avons noté dans notre article, « c’est comme si des acteurs d’une douzaine de pièces différentes étaient apparus sur la même scène dans un méli-mélo discordant ».
- À propos de la ligne du temps
En parapsychologie, le temps est replié sur lui-même, de la manière la plus flagrante dans la prémonition. Les chercheurs en psi ont tenté d’expliquer cela par la MQ, en particulier par “l’intrication”. Cela ne fonctionne pas. Il est vrai que le spin (NDT : équivalent de l’aimantation pour les particules) de deux particules séparées dans l’espace est intriqué (l’état de l’une s’aligne immédiatement sur celui de l’autre), mais il n’y a pas d’inversion du temps, simplement des effets synchronisés. Dans ce qu’on appelle le « paradoxe des jumeaux », les jumeaux vieillissent à des rythmes différents, mais aucun des deux ne rajeunit. Comme nous l’avons soutenu, « l’idée que l’étrangeté du monde quantique abrite une explication à l’étrangeté de la parapsychologie est une fausse équivalence ». La MQ est une théorie physique, mais pas au sens ordinaire, newtonien, auquel nous sommes confrontés dans la vie quotidienne. Comme l’a dit le prix Nobel Richard Feynman en de nombreuses occasions : « On peut dire sans risque de se tromper que personne ne comprend la mécanique quantique » – en dehors des mathématiques. Et comme le théoricien quantique Jonathan Dowling l’a fait remarquer dans son livre Schrödinger’s Killer App, publié en 2013, il n’y a rien dans la MQ qui implique des effets paranormaux. Au contraire, elle les excluerait plutôt (Dowling 2013).
- À propos de la thermodynamique
Encore une fois, considérons la prémonition. Si le futur affectait le présent, cela violerait le principe thermodynamique selon lequel l’énergie ne peut être créée ou détruite dans un système isolé. L’acte de choisir une carte dans un éventail fixe, une procédure courante utilisée dans la recherche en psi, implique des processus neurologiques qui utilisent une énergie biomécanique mesurable. Le choix est présumé être causé par un avenir qui, n’ayant pas de réalité existentielle, manque d’énergie. Et il ne sera pas possible de soutenir qu’en vertu de l’inversion du temps, le système n’est pas fermé. Si cela était vrai, tous les systèmes seraient soumis à cet « emprunt » d’énergie au futur, ce qui conduirait à la conclusion incohérente que la Première Loi (de la thermodynamique) ne s’applique plus nulle part.
- À propos de la loi en carré inverse
En télépathie, la distance entre les deux personnes liées n’est jamais signalée comme un facteur, une affirmation qui viole le principe selon lequel la force du signal diminue avec le carré de la distance parcourue. Les chercheurs en psi invoquent à nouveau “l’intrication”comme explication possible de ce phénomène, mais cela ne fonctionne pas. En MQ, il n’y a pas de transmission d’énergie entre les particules séparées ; c’est seulement qu’elles sont « intriquées ».
En bref
La parapsychologie ne peut être vraie que si le reste de la science ne l’est pas. De plus, si les effets du psi étaient réels, ils auraient déjà fatalement perturbé le reste de l’édifice scientifique. Si les souhaits et les espoirs avaient un impact psychokinétique sur le monde – y compris sur les ordinateurs et les équipements de laboratoire –, les découvertes des scientifiques seraient systématiquement biaisées par leurs espoirs et leurs croyances. Les résultats seraient différents d’un laboratoire à l’autre si les scientifiques avaient des objectifs différents. Il en résulterait un chaos empirique, et non l’image du monde cohérente et (raisonnablement) ordonnée que nous avons développée au cours des derniers siècles.
À la fin de notre article, nous nous sommes demandés pourquoi la parapsychologie existe encore en tant que domaine d’étude. Pourquoi certains scientifiques se concentrent-ils encore sur l’impossible ? Depuis 150 ans, nous sommes témoins d’un cycle. La preuve de l’existence du psi est annoncée en fanfare puis, plus tard, tombe dans l’oubli. Une nouvelle théorie est proposée puis abandonnée. Une nouvelle méthodologie est introduite mais, lorsque les résultats ne sont pas reproduits, elle est écartée. Chaque fois, on assiste à un regain d’intérêt lorsqu’un autre résultat apparemment positif est annoncé. On fait mousser, on rince, on répète.
Cette entreprise a littéralement donné lieu à des milliers d’articles, des centaines de conférences, des dizaines de volumes de revues, et rien n’a été appris. La parapsychologie est restée précisément là où elle en était dans les années 1880. Pourquoi, nous sommes-nous demandé, les chercheurs continuent-ils à mener des expériences, à utiliser des techniques statistiques de plus en plus sophistiquées, à toucher des domaines scientifiques de plus en plus vastes, à étendre leurs analyses à l’étude de la conscience et de l’esprit ? Ce modèle d’une croyance persistante dans l’anomalie est peut-être le phénomène le plus intéressant sur le plan psychologique qui soit associé à l’étude de l’ISP. Un collègue (Alcock 1985) a fait valoir qu’il est probablement lié à un vague sentiment que la science, intransigeante et matérialiste, n’a pas cet élément mystérieux que l’on trouve dans les domaines religieux ou spirituels. L’attrait du « para »-normal provient, semble-t-il, de la croyance que notre existence ne se limite pas à ce qui peut être expliqué en termes de chair, de sang, d’atomes et de molécules. Un siècle et demi de recherches parapsychologiques n’a pas réussi à fournir des preuves à l’appui de cette croyance.
Cependant, pour nous, les mystères séduisants sont ceux qui émergent de l’étude directe du monde étonnamment complexe et engageant de la science normale dans toute sa beauté mécanique.
Note de la part d’Alcock et Rebert
Notre article a été examiné par deux experts en mécanique quantique, l’un de notre choix et l’autre choisi par le rédacteur en chef de la revue. Tous deux nous ont assuré que nos commentaires sur la physique en général et la mécanique quantique en particulier étaient corrects.
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L’avis du Comité Para :
Nous tenons à signaler en préambule de cette traduction d’article que le débat scientifique sur l’existence du psi (avec un « i » pas un « y » ; un concept qui regroupe les perceptions extra-sensorielles, la télépathie et la psychokinèse) est un sujet plus délicat qu’on ne pourrait le croire. Certains arguments de la part des sceptiques qui étaient largement valables dans les premiers temps de ce débat commencent à devenir obsolètes ou présenter d’autres problèmes. Notre impression est que là où les zététiciens se sont largement désengagés du débat pour s’intéresser à d’autres choses (l’enseignement de la pensée critique, etc.), les parapsychologues ont pendant ce temps amélioré leurs méthodologies et leurs protocoles. Attention : nous parlons bien ici de la parapsychologie à son meilleur niveau ; pour simplifier, disons celle que l’on peut trouver sous la plume des membres de la « Parapsychological Association » (note de conflit d’intérêt : le Comité Para compte un membre du CA qui est également membre de cette organisation). Il ne s’agit bien entendu pas de votre « salon de parapsychologie » régional qui mélange allégrement voyance, Nouvel Âge et pratiques pseudo-scientifiques. Non, il s’agit de parler ici de ce que la parapsychologie fait de mieux.
Même si certains prétendent encore parfois sur les réseaux sociaux que la zététique serait « l’étude scientifique du paranormal », les quelques rares sceptiques spécialisés dans le sujet se comptent finalement sur les doigts de la main, et ce depuis plusieurs décennies : Ray Hyman, Richard Wiseman, Susan Blackmore, James Alcock et Chris French. Et ils sont globalement assez âgés (Richard Wiseman, le plus jeune, a 53 ans). Ils ont généralement des positions plus nuancées que ce que l’on peut entendre chez les zététiciens qui s’intéressent principalement à d’autres sujets. Par exemple, dans une interview pour le Daily Mail datant de 2008, Richard Wiseman disait (traduction libre) :
« Je suis d’accord que par les standards de tous les autres domaines de la science, l’existence du remote viewing est scientifiquement prouvée, mais cela soulève la question : avons-nous besoin de standards différents quand nous étudions le paranormal ? Je pense que oui. Si je dis qu’il y a une voiture rouge en dehors de ma maison, vous me croirez probablement. Mais si je dis qu’un ovni s’est posé, vous allez probablement demander plus de preuves. Parce que le remote viewing est une affirmation extraordinaire qui révolutionnerait le monde, nous avons besoin de preuves écrasantes avant de tirer la moindre conclusion. En ce moment nous n’avons pas ces preuves »*.
Richard Wiseman exprime ici une position très classique chez les sceptiques, que l’on résume habituellement par le dicton « des affirmations extraordinaires demandent des preuves extraordinaires ». Mais c’est le début qui est frappant dans cette citation : « Je suis d’accord que par les standards de tous les autres domaines de la science, l’existence du remote viewing est scientifiquement prouvée ». Dans cette interview, il concède donc que, si on parlait d’un autre sujet, les expériences réalisées par les parapsychologues seraient suffisantes pour altérer significativement le consensus. C’est une position que l’on retrouve chez les autres sceptiques mentionnés plus haut et qui est très différente de « il n’y a aucune preuve scientifique de l’existence du paranormal ».
Avançons maintenant d’une dizaine d’années : en 2018, Etzel Cardeña (un membre éminent de la Parapsychological Association) publie un état des lieux du débat sur le psi dans American Psychologist (une revue prestigieuse de psychologie, et non de parapsychologie). Il y présente une revue de la littérature des expériences qui semblent prouver l’existence de ces phénomènes psi. Arthur S. Reber et James E. Alcock publient par la suite une réponse dans la même publication : « Searching for the impossible : Parapsychology’s elusive quest ». On s’attendrait légitimement à ce qu’ils engagent le débat sur les preuves présentées par Etzel Cardeña, mais en fait non ! Leur réponse est fondamentalement la suivante : les affirmations de la parapsychologie ne peuvent tout simplement pas être vraies et comme elles ne peuvent pas être vraies par principe, alors les travaux dont Etzel Cardeña se fait l’écho sont nécessairement incorrects. Nul besoin dès lors de démontrer que ces travaux sont biaisés, ont de mauvaises méthodologies, ont des statistiques bancales, sont frauduleux, etc. Non : on sait a priori qu’ils le sont, avant tout examen. Par conséquent, il n’est pas vraiment important de les examiner et de les contre-argumenter dans le détail.
Le rationalisme, démarche basée sur l’utilisation principale de la raison dans la recherche de connaissances ou la réfutation, et dans laquelle se place très clairement cet article, est largement répandu chez les sceptiques. Les études de parapsychologie actuelles se placent, elles, dans une perspective exclusivement empiriste, ce qui explique en partie la forte opposition de ces deux disciplines. Rappelons toutefois que le rationalisme n’exclut l’empirisme que dans son acception la plus caricaturale, et que de tous temps, les philosophes et scientifiques ont combiné les ressources empiriques et rationnelles, dans des proportions variables en fonction du domaine. Nous considérons donc comme très problématique l’analyse exclusivement rationaliste de Reber et Alcock dans cet article, car tendant à la circularité. En effet, là où les parapsychologues considèrent que les résultats d’expériences doivent faire bouger notre curseur de vraisemblance, les sceptiques considèrent au contraire qu’en utilisant uniquement la raison ils peuvent exclure la possibilité même de l’existence du psi sans examiner les éléments empiriques. Les expériences des parapsychologues ne peuvent dès lors pas réellement changer leur curseur de vraisemblance.
D’autre part, ces arguments rationalistes eux-mêmes sont mal choisis, car ils tombent dans le même travers que l’on retrouve dans de nombreux articles de parapsychologie d’utiliser la physique comme justification dogmatique d’affirmations contestables, et ce, en commettant des erreurs du fait de leur absence de spécialisation dans ce domaine. Les auteurs prétendent avoir fait relire leur article par deux physiciens, mais ce n’est pas une caution suffisante compte tenu de notre ignorance de la qualité des physiciens en question et des circonstances de cette relecture.
L’article présente des erreurs de nature purement physique, par exemple le fait de laisser entendre que la relativité einsteinienne a confirmé l’existence des forces newtoniennes alors qu’elle en a au contraire réfuté la nécessité et a remplacé la notion problématique d’action à distance par l’action directe d’un champ physique. Un second exemple est l’évocation de la loi en carré inverse comme réfutation de la possibilité de télépathie. Si la physique n’était constituée que de lois en carré inverse, nous ne serions pas encore en train de nous y casser les dents. Cette loi concerne uniquement les phénomènes qui suivent un certain type de configuration, c’est-à-dire une source ponctuelle qui produit un effet radial autour d’elle (donc les forces gravitationnelle ou magnétique sont des exemples pour lesquels elle s’applique). Toutefois c’est très loin d’être le cas de toutes les forces (la tension superficielle ou les forces de frottements comptent parmi les multiples contre-exemples), et d’autre part, la loi en carré inverse concerne toujours une variable du problème, mais pas forcément la force ; par exemple, en ce qui concerne la propagation du son, il s’agira de son intensité (mais c’est un détail). Or, puisque les parapsychologues ne font pas d’hypothèse concernant le médium de propagation des actions mentales, il n’y a pas lieu de supposer qu’il serait de type radial. L’argument est très clairement artificiel et militant plutôt que sincèrement scientifique.
En ce qui concerne l’intrication, il s’agit plutôt d’une maladresse dans l’explication que d’erreurs, en effet, il est très généralement admis que ce phénomène de corrélations à distance et à travers le temps (voir les expériences de gomme quantique à choix retardé sur ce dernier aspect) n’implique pas de rétrocausalité, mais c’est simplement parce qu’il existe d’autres possibilités moins coûteuses que cette hypothèse est écartée. Pour écarter la possibilité de rétrocausalité de façon rationaliste, une discussion sur la nature du temps serait certainement beaucoup plus fructueuse qu’une discussion sur l’interprétation de l’intrication, encore très peu claire. Notamment, en faisant remarquer l’absurdité de considérer une durée négative, par exemple, ou un anti-mouvement (un mouvement identique dans l’autre sens étant aussi un mouvement, qui continue à faire augmenter le décompte du temps).
D’autres arguments révèlent des lacunes dans le domaine philosophique, comme le rejet presque ironique de la « croyance que notre existence ne se limite pas à ce qui peut être expliqué en termes de chair, de sang, d’atomes et de molécules ». Le terme de « croyance » est assez mal choisi pour représenter toutes les opinions de philosophie de l’esprit (ou du vivant, d’ailleurs) qui ne seraient pas purement physicalistes. Le fait d’adopter un parti pris ouvertement physicaliste en ce qui concerne la conscience n’est pas un problème tant que l’on exprime clairement qu’il s’agit d’un parti pris et non de la seule vérité scientifiquement valable. Affirmer le contraire serait qui plus est extrêmement prétentieux de la part de non-spécialistes.
Enfin, le dernier problème que nous tenons à souligner dans cet article relève de la philosophie des sciences, domaine cher aux sceptiques, et concerne le statut des théories. La mécanique quantique et la thermodynamique sont des théories scientifiques, donc par définition (ou en tout cas pour reprendre un élément de définition de la science très généralement admis) réfutables. Bien entendu, une théorie n’affronte pas l’expérience individuellement et bien sûr, on ne la réfute généralement pas sans en proposer une meilleure à la place, mais il n’empêche que ni les lois de la mécanique quantique ni la Première Loi de thermodynamique ne sont hors de portée de la réfutation expérimentale. Nous avons été particulièrement gênés par le dogmatisme des auteurs dans l’utilisation de ces lois.
En proposant cette traduction ainsi que notre lecture de cet article, nous espérons qu’une jeune génération de sceptiques et de zététiciens engagera le débat avec ce que la parapsychologie fait de mieux, plutôt que de se contenter de critiquer la voyante qui fréquente le « salon de parapsychologie » du coin. Seul l’avenir nous le dira…
D’autres critiques de la publication d’Alcock et Reber existent :
https://www.scientificexploration.org/docs/33/jse_33_4_Cardena.pdf (Edzel Cardena dans Scientific Exploration)
Ou encore Evrard, R. (2020). The time of rejoicing. Thank you Reber and Alcock! Mindfield, 12(1), 27-30. (payant)
Nous vous invitons également à lire les remarques de Renaud Evrard plus bas dans les commentaires.
Références :
Alcock, James E. 1985. Parapsychology as a “spiritual” science. In P. Kurtz (ed.), A Skeptic’s Handbook of Parapsychology. Amherst, NY: Prometheus Books, 537–565. 2011. Back from the future: Parapsychology and the Bem affair. Skeptical Inquirer 35: 31–39.
Bem, Daryl J. 2011. Feeling the future: Experimental evidence for anomalous retroactive influences on cognition and affect. Journal of Personality and Social Psychology 100: 407–425.
Cardeña, Etzel 2018. The experimental evidence for parapsychological phenomena: A review. American Psychologist 73: 663–677.
Dowling, Jonathan P. 2013. Schrödinger’s Killer App: Race to Build the World’s First Quantum Computer. Boca Raton, FL: Taylor & Francis.
Reber, Arthur S., and James E. Alcock. Searching for the impossible: Parapsychology’s elusive quest. American Psychologist.
Online version : https://doi.apa.org/doiLanding?doi=10.1037%2Famp0000486
Les auteurs :
Le Dr. Arthur S. Reber est Broeklundian Professor Emeritus au Brooklyn College et au Graduate Center de CUNY et professeur invité à l’université de Colombie-Britannique. Il est membre de l’APS, de l’AAAS, de la Psychonomic Society et de la Fulbright Association. Reber est surtout connu pour ses recherches sur l’apprentissage implicite et d’autres fonctions cognitives qui ont lieu en grande partie en dehors de la conscience. Son dernier livre s’intitule The First Minds : Caterpillars, ‘Karyotes, and Consciousness, une exploration de la première émergence de la sensibilité dans la vie unicellulaire. Pendant plus de vingt ans, il a donné des cours de parapsychologie au Brooklyn College.
Le Dr. James E. Alcock, est professeur de psychologie à l’université de York, Toronto, Canada. Il est membre de la Société canadienne de psychologie et membre du conseil exécutif du Committee for Skeptical Inquiry et du comité de rédaction du Skeptical Inquirer. M. Alcock a beaucoup écrit sur la parapsychologie et l’expérience paranormale et a enseigné pendant plusieurs décennies un cours de psychologie axé sur ces sujets. Son dernier livre s’intitule Belief : What It Means to Believe and Why Our Convictions Are So Compelling (Prometheus Books, 2018).
Bonjour, merci pour cette traduction et votre commentaire. Je suis heureux que le Comité Para se saisisse de cette affaire parce qu’elle est relativement clivante sur le plan scientifique. L’approche explicitement anti-empiriste est rarement aussi clairement revendiquée chez des sceptiques.
Trois points à vous suggérer :
– il faut contextualiser cet article, qui est la version auto-commentée (avec pas mal de relâchement !) de l’article effectivement publié par Reber & Alcock dans American psychologist. Vous pouvez compléter les références en biblio (plutôt que « forthcoming »). Leur article dans AP est plus technique mais contient aussi cette revendication selon laquelle « data are irrelevant » (quand il s’agit de parapsychologie !).
– il y a déjà eu de nombreuses analyses de ces deux articles, notamment un numéro spécial du Journal of scientific exploration (gratuit en ligne) : 2019, volume 33, issue 4 https://www.scientificexploration.org/journal/volume-33-issue-4-2019
J’ai moi-même fait un commentaire de l’article : Evrard, R. (2020). The time of rejoicing. Thank you Reber and Alcock! Mindfield, 12(1), 27-30.
– Enfin, dans votre commentaire, vous affirmez : « Le rationalisme, démarche basée sur l’utilisation principale de la raison dans la recherche de connaissances ou la réfutation, et dans laquelle se place très clairement cet article, est largement répandu chez les sceptiques. Les études de parapsychologie actuelles se placent, elles, dans une perspective exclusivement empiriste, ce qui explique en partie la forte opposition de ces deux disciplines. »
Cette opposition est factice. Si l’article de Cardena (2018) est un état des lieux empirique, il fait lui-même référence aux différents modèles théoriques examinés par les parapsychologues. Une portion importante des recherches parapsychologiques sont « orientées vers les processus » ou « orientées vers les théories », et non seulement « orientées vers la preuve ». Ce n’est pas un empirisme « tête dans le guidon » qui ne se serait pas inquiété d’établir une compatibilité entre les phénomènes psi et le reste des connaissances. Plusieurs de ces modèles font l’objet de publications dans des revues mainstream, notamment la Generalized Quantum Theory, le Model of Pragmatic Information, ou plus récemment le modèle du pressentiment de Mossbridge dans Frontiers in Psychology. L’argumentation sceptique de Alcock (cf. 2003) ou Hyman (cf. 2009) est souvent circulaire à ce niveau : rejeter les données parapsychologiques en se plaignant de l’absence de modèle prédictif ; rejeter les modèles prédictifs en se plaignant de l’absence de données probantes. J’ai co-édité deux numéros du bulletin « Mindfield » de la Parapsychological Association qui résument différents modèles, mais il y a des livres complets (comme May & Marwaha, 2015) sur le sujet.
https://www.parapsych.org/articles/16/473/mindfield_103.aspx
https://www.parapsych.org/articles/16/481/mindfield_111.aspx
Merci pour le commentaire.
J’ai fais quelques changements rapides pour tenir compte du point 1 et 2
Je vais transmettre le point 3 aux traducteurs / traductrices du billet
Cordialement
Jérémy Royaux