Un biologiste marin explique ce sur quoi le documentaire Seaspiracy de Netflix se trompe
Par Daniel Pauly, dans une tribune libre donnée le 13 avril 2021 et accessible sur le site Vox.com.
NdT : L’auteur de cet article est Daniel Pauly, biologiste marin canadien né en France en 1946. Il est considéré comme l’un des plus éminents spécialistes mondiaux des ressources marines grâce à ses travaux sur les impacts de la pêche industrielle sur les stocks mondiaux de poissons et autres animaux marins de consommation. Professeur à l’Université de Vancouver, il est également le fondateur du projet Sea Around Us, qui a pour objectif de cartographier les prises de pêche sur l’ensemble des océans et suivre leur évolution au cours du temps. Il reçoit en 2005 le prestigieux prix Cosmos récompensant la recherche en écologie pour l’ensemble de ses travaux. Par souci d’authenticité, l’article a été traduit en gardant l’emploi de la première personne du singulier.
J’avais un bon a priori sur Seaspiracy, le récent documentaire Netflix qui a mis en lumière les dommages que la pêche industrielle inflige aux océans et à nos cœurs. Depuis sa première diffusion le 24 mars, le film est entré (et depuis sorti) dans le top 10 des productions de Netflix les plus visionnées dans un certain nombre de pays, et tout le monde, de Tom Brady aux analystes de Wells Fargo, y est allé de son commentaire.
Cela fait des décennies que j’écris et j’alerte à propos des dommages dont parle Seaspiracy à travers des articles scientifiques, des interviews et, aussi, des documentaires. Si de nombreux progrès ont été faits dans ce laps de temps, beaucoup trop de gens n’ont toujours pas conscience des problèmes auxquels sont confrontés les océans. J’ai donc accueilli favorablement la perspective d’un documentaire qui pourrait donner un sens aux menaces que représentent les pêches destructrices, et qui puisse toucher un large public grâce aux 200 millions d’abonnés que compte Netflix.
Le film contient toutes les preuves accablantes et les séquences dramatiques nécessaires pour démontrer que la pêche industrielle est – partout dans le monde – une entreprise trop souvent hors de contrôle, parfois criminelle, qui doit être freinée et réglementée. En cela, il renforce et partage plus largement des connaissances qui sont répandues dans la communauté de la conservation des océans, mais pas dans le grand public.
Cependant, dans l’ensemble, Seaspiracy fait plus de tort que de bien. Il traite de la question très sérieuse de l’impact dévastateur de la pêche industrielle sur la vie marine en la minant par une avalanche de faussetés. Il emploie également des techniques d’interview douteuses, utilise des stéréotypes anti-asiatiques et blâme la communauté de la conservation des océans, c’est-à-dire les ONG qui tentent d’arranger les choses, plutôt que les entreprises de pêche industrielle qui sont la principale cause du problème.
Plus important encore, il déforme le récit de la destruction des océans pour soutenir l’idée que nous, abonnés Netflix du monde entier, pouvons sauver la biodiversité marine en devenant végétaliens. Ce faisant, Seaspiracy sape son énorme valeur potentielle : persuader les gens de faire front commun, et mettre la pression sur les politiques pour obtenir un changement de réglementation qui permettra de freiner une industrie qui enfreint souvent la loi en toute impunité.
Seaspiracy utilise allègrement des stéréotypes anti-Asiatiques pour appuyer son argumentation. Seaspiracy, avec l’aimable autorisation d’Ali Tabrizi.
Le problème de Seaspiracy à propos des faits
Tout d’abord, Seaspiracy a un problème avec les faits. Par exemple, on y affirme que les océans seront « vides » d’ici 2048 si nous continuons à pêcher comme nous le faisons actuellement.
Cette affirmation est une mauvaise interprétation d’une publication scientifique aujourd’hui obsolète. Ses auteurs avaient suggéré que d’ici 2048, toutes les populations de poissons exploitées dans le monde seraient tellement épuisées par la pêche qu’elles produiraient moins de 10% du nombre de prises historiquement le plus élevé. Il existe déjà des milliers de stocks de poissons de ce type dans le monde, que l’on peut certes considérer comme « effondrés », mais qui n’ont pas disparu et peuvent se reconstituer. D’ailleurs, c’est cela que vise généralement la gestion actuelle des pêches dans des pays comme les États-Unis, qui mettent l’accent sur la reconstitution des stocks.
Un autre exemple est la confusion que le film sème autour des prises accessoires de poissons et des rejets. Les premières concernent les poissons et autres animaux marins capturés sans avoir été ciblés à l’origine, et les seconds sont les poissons et autres animaux marins rejetés après avoir été capturés.
Les rejets représentent actuellement environ 10% des captures mondiales, ce qui est scandaleux lorsqu’on sait que des milliards de personnes souffrent d’insécurité alimentaire. Mais c’est aussi beaucoup moins que les 48% annoncés dans le film. Ces 48% correspondent plutôt au taux de prises accessoires, dont la plupart sont des poissons qui se retrouvent sur le marché alors que les pêcheurs n’avaient pas l’intention de les capturer.
Une autre affirmation trompeuse du film est que la pollution plastique des océans provient principalement de filets de pêche perdus ou abandonnés. Cela a pu être vrai dans les années 1980, notamment dans le Pacifique Nord, où les premières études sur les débris plastiques marins ont été menées.
Aujourd’hui, environ 80% du plastique présent dans les océans provient de nos déchets terrestres : bouteilles de soda, emballages alimentaires, pneus, etc., tandis que les 20% restants proviennent de sources marines. Les filets de pêche abandonnés – également appelés « filets fantômes » – sont une source réelle de déchets marins. Mais il est problématique que les réalisateurs du film qualifient d’insignifiantes les tentatives de réduction de la pollution plastique terrestre des océans. Ce n’est pas le cas.
L’erreur factuelle la plus flagrante est l’affirmation selon laquelle la pêche durable n’existe pas. En sciences de la pêche, nous utilisons le terme de rendement maximal durable (RMD), qui détermine la prise maximale qui peut être durablement extraite d’une pêcherie.
Si les exemples de pêche non durable sont trop nombreux dans le monde, il existe aussi des pêcheries bien gérées qui s’appuient sur la science et ses données. Ces pêcheries – qui incluent par exemple le merlu européen et la limande à queue jaune des Grands Bancs dans les eaux de la Nouvelle-Angleterre – peuvent rebondir (et rebondissent) pour devenir durables et abondantes.
Renoncer aux fruits de la mer ne sauvera pas les océans
Toutefois, mon principal problème avec Seaspiracy vient du fait que ses auteurs veulent nous faire croire qu’arrêter de manger du poisson est le meilleur moyen de résoudre les problèmes que la pêche industrielle cause pour les océans.
Opter pour le végétarisme et le véganisme est une position très respectable, et elle pourrait (devrait) devenir une décision majoritaire dans les années à venir, entre autres pour limiter le réchauffement climatique. Mais pour l’instant, il s’agit d’une position que seule une petite fraction de la population des pays les plus riches adoptera.
Lorsque vous mettez en place une politique absurde, vous devez démolir ses alternatives, aussi sensées soient-elles. Et c’est ainsi que Seaspiracy s’en prend à plusieurs ONG de conservation des océans, dont la Plastic Pollution Coalition et Oceana.
Confession : je siège au conseil d’administration d’Oceana depuis sa création. L’organisation a joué un rôle clé dans la défense de politiques qui imposeraient des limites à la pêche industrielle, en aidant par exemple l’Organisation Mondiale du Commerce à abolir les énormes subventions que la pêche industrielle reçoit encore des gouvernements. Elle a également mené des efforts fructueux pour lutter contre la fraude sur les produits de la mer et la pêche illégale grâce à de solides programmes de traçabilité.
Les Asiatiques ne sont pas les ennemis de la conservation des océans
Un autre problème majeur que j’ai rencontré dans ce documentaire est la facilité avec laquelle il utilise des stéréotypes anti-asiatiques pour faire valoir ses arguments. Dans ce documentaire, toute personne d’origine asiatique est de toute évidence un méchant : on voit un pêcheur japonais qui s’approche de la caméra en brandissant un couteau, un propriétaire de magasin qui chasse le narrateur du film de son magasin de Hong Kong, ou le représentant du salon des fruits de mer, mal dissimulé et manifestement asiatique. Ces images contrastent avec les défenseurs occidentaux des océans, majoritairement blancs, présentés comme des experts ou des héros à bord de leurs impressionnants navires.
J’ai vécu aux Philippines pendant deux décennies et travaillé dans toute l’Asie du Sud-Est, et je connais là-bas de nombreux défenseurs des océans qui risquent littéralement leur vie pour faire avancer la conservation des océans. La situation critique de nos océans n’est pas une découverte pour eux, et ce n’est pas un champ de bataille opposant les Asiatiques aux Occidentaux. Ils se battent pour défendre le droit et la capacité de leurs communautés à pêcher du poisson aujourd’hui et pour les générations à venir.
En fin de compte, c’est un film qui montre les problèmes de la pêche mondiale à travers un petit prisme de privilégiés pour que les Européens et les Nord-Américains qui peuvent renoncer au poisson se sentent suffisamment coupables pour le faire. Malheureusement, une grande partie des 85% restants de la planète continueront à manger du poisson parce que beaucoup d’entre eux ne connaissent même pas l’existence d’un régime végétalien sain et n’ont pas les moyens de se l’offrir.
Le message que j’aurais aimé que les réalisateurs transmettent plutôt est que la meilleure façon de s’engager est de faire pression pour des changements législatifs et une meilleure application des lois existantes. Tout comme la lutte contre le tabac dans les lieux publics clos a été gagnée par des interdictions de fumer, et non par des appels à la culpabilité des fumeurs, la lutte contre la pêche illégale et les autres magouilles de l’industrie de la pêche sera gagnée par des actions politiques dirigées vers les gouvernements, et non par des appels aux végétaliens de New York, Londres ou Vancouver.
Les gouvernements prennent les décisions qui façonnent les océans, et 90% des prises mondiales de poissons sont régies par seulement 30 pays et l’Union Européenne. De meilleures politiques peuvent reconstituer les stocks. Le problème auquel nous sommes confrontés, en réalité, est que trop peu de personnes s’impliquent et contribuent à faire pression pour obtenir de meilleures décisions et de meilleures politiques.
Si Seaspiracy vous a fait prendre conscience des problèmes auxquels sont confrontés les océans, agissez et rejoignez une ONG qui se bat pour le changement. Quant à ce documentaire, il aurait mieux porté le titre Marie Antoinette Part en Mer.
Traduction rédigée par Mathias Bonal et relue par Alice Van Helden
Bonjour, une personne m’a envoyer votre article que j’ai pris le temps de lire avant de lui répondre.
Je n’ai pas envie d’écrire à nouveau un long commentaire ici, mais très envie de vous partager mon avis, donc je reposte ce commentaire ci-dessous :
Bon, j’ai lu l’article et même si je l’ai vu il y a un moment déjà, j’ai bien souvenir du docu et de l’impression qu’il m’a laissé.
Du coup, je ne suis pas vraiment d’accord avec ce monsieur, Daniel Pauly.
Je n’ai pas du tout eu l’impression, comme il le dit, que le film était orienté anti-asiatique, seulement anti-tueurs de poissons, quelque soit l’origine.
Par ailleurs, il complimente plein d’aspect du film, tout en arrivant à la conclusion qu’il fait plus de tort que de bien à la lutte contre la surpèche, je ne suis pas du tout d’accord avec ça.
Je concède volontiers que certaines études comportant des chiffres, ont été exagérés, mais ce n’est pas forcément des chiffres très important, comme sur la pollution des filets de pêche, elle est existante quand bien même elle n’est pas dans les proportions avancées.
Il accuse aussi le docu de s’en prendre aux ONG, mais je n’ai pas du tout souvenir de ça, sauf pour l’asso qui distribue des labels « Dolphin Safe » peut-être, mais la personne de cette asso qui était interviewé, reconnaissait lui-même qu’ils n’ont pas les moyens de contrôler tout, et ils en arrivaient à la conclusion que ce label était plutôt une bonne chose, mais qu’il aurait fallu beaucoup plus de moyens pour contrôler tout le monde, et essayer d’entraver les tentatives de corruptions que subissent les contrôleurs…
Bref, pour moi, l’article de ce monsieur Pauly, fait plus de tort que de bien à la cause, on sent qu’il est hostile à ce documentaire parce qu’il est contre l’idée d’essayer de convaincre un maximum de personnes d’arrêter de manger du poisson, je pense que lui-même n’est pas végétarien.
D’ailleurs, il compare même cela au tabac, en disant « Tout comme la lutte contre le tabac dans les lieux publics clos a été gagnée par des interdictions de fumer, et non par des appels à la culpabilité des fumeurs, la lutte contre la pêche illégale et les autres magouilles de l’industrie de la pêche sera gagnée par des actions politiques dirigées vers les gouvernements, et non par des appels aux végétaliens de New York, Londres ou Vancouver. »
Cette phrase est ridicule, il ne suffit malheureusement pas de mettre des panneaux « interdiction de trop pécher » dans les océans…
En plus d’être ridicule, on sent le mépris pour les végétariens, en les considérants tous comme des bobos des grandes villes, ce qui n’est vraiment pas du tout mon cas, et ça m’énerve tellement d’entendre cela.. c’est du même niveau que certains nationalistes xénophobes qui m’ont récemment insulté de bouffeur de foin quand je leur présente des informations sur les problèmes liés à l’élevage intensif…
Enfin, je vais continuer à recommander aux personnes qui souhaitent s’informer sur ce sujet, de regarder ce film, plutôt que les articles de ce M. Pauly 😉