>
Cet article fait suite à notre Quizz sur les superstitions :
—————
La capacité de croire est innée dans chacun de nous et concerne des mécanismes qui souvent s’activent, quelle que soit l’importance du sujet. C’est le cas des superstitions, qui ne sont pas des croyances profondes comme peut l’être la foi religieuse, mais qui jouent entre la rationalité, l’émotivité et la tradition. Les superstitions ne concernent donc pas que des personnes « crédules ».
On devrait sortir d’abord de l’idée que la vraie rationalité soit une caractéristique réservée aux scientifiques ou aux personnes très intelligentes, mais penser que chacun de nous peut appliquer un esprit critique pour mieux voir et comprendre le monde.
Différemment des croyances métaphysiques, qui ne sont pas relevables empiriquement, la superstition est la croyance en la puissance de certains faits empiriquement relevables, dont toutefois l’efficacité n’est pas démontrable. On attribue à certains objets ou gestes le pouvoir « magique » d’influencer notre futur plutôt que de penser que tout arrive de manière aléatoire, indépendamment de nos actions et de leur séquentialité temporelle. Il s’agit d’une mauvaise évaluation des liens de cause à effet, qui nous fait croire qu’un nombre limité d’évènements isolés peut avoir une influence sur le cours des choses.
Dans les années 50, Fritz Heider lança la théorie de l’attribution : les gens ont une tendance à attribuer des relations cause-effet à tout et attribuer des raisons internes (liées à leurs propres actions) ou externes (environnementales par exemple). F. Heider a observé le fait que les causes internes sont le plus souvent attribuées au détriment du contexte et de l’environnement. Cela est considéré comme un biais d’attribution.
Bien que ce biais mis en évidence par de F. Heider ne soit pas le seul biais que nous pourrions lister, il est particulièrement significatif de notre observation des liens de cause à effet, à savoir le fait de souvent nous penser être l’agent responsable d’événements de causes externes. En conséquence, nous avons tendance à penser avoir une habileté de changer les événements ou à y associer une source qui relève d’un événement personnel antérieur. Dans le contexte des superstitions, le changement ne concerne pas un travail sur soi-même afin d’agir de façon plus efficace, mais le recours à des petites astuces sans fondement. Par exemple, on ne travaille pas sur notre propre confiance pour mieux gérer un entretien, mais on porte des vêtements ou accessoires porte-bonheurs. Ou au contraire, on pourra relier le fait de s’être cassé une jambe au fait d’être passé sous une échelle plus tôt dans la journée ou à un autre signe de malchance selon nos croyances superstitieuses.
Dans le cerveau, un rôle important est joué par l’hippocampe, qui est responsable de la formation de la mémoire en général, notamment des mémoires épisodiques et sémantiques. Autrement dit, quand on vit des évènements, l’hippocampe nous permet de mémoriser et d’exprimer en mots l’expérience vécue. C’est pour cela que les personnes affectées par des pathologies concernant cet organe sont souvent plus sujettes à avoir une attitude plus superstitieuse.
On pourrait être surpris de savoir que le comportement superstitieux n’est pas réservé à l’être humain. Les animaux également sont dotés d’un hippocampe, qui, dans des études pionnières, a été manipulé afin d’étudier les réactions des certains animaux. C’est le cas des fameux pigeons du psychologue Burrhus Frederic Skinner : mis dans des cages avec un timer, l’oiseau expérimentait une distribution de nourriture totalement aléatoire. Mais il l’avait associé à un certain mouvement qu’il avait effectué juste avant la distribution. Ainsi, le pigeon « superstitieux » répétait le mouvement en croyant que ceci fût la cause de sa récompense. Par la suite, des expériences similaires ont été conduites sur des souris, en travaillant sur leur hippocampe, avec des résultats similaires. Voilà de nouveau une mauvaise interprétation de causalité.
Chez l’être humain, la question est plus compliquée. Les traditions fortifient et perpétuent ce qui a été cru dans le passé jusqu’à aujourd’hui au fil des générations. Le cœur de toutes ces croyances est la Chance/Malchance, qui depuis l’Antiquité était appelée indistinctement « Fortuna » par les latins (Fortune en Français), qui peut encore être utilisé comme synonyme de destin. Cette allégorie n’était qu’une des dizaines et dizaines d’entités surnaturelles de l’antiquité qui servaient à expliquer l’incompréhensible et qui encore aujourd’hui peuplent notre langage et notre vision du monde, bien que nombreuses choses du monde soient désormais expliquées par les sciences.
Ce en quoi nous croyons avec superstitions de nos jours n’est donc pas toujours l’objet de notre expérience personnelle, mais diffusée par les générations précédentes. Ceci est également constaté par le fait que les superstitions sont souvent partagées dans un ou plusieurs pays et qu’on n’en connaît plus l’origine.
« Ce n’est pas vrai, mais j’y crois. » Cette expression courante décrit bien une attitude qui est un produit de l’évolution et reliée à notre biologie. Ce phénomène passionne aujourd’hui de nombreux savants dans les différentes branches de la psychologie, l’anthropologie et les neurosciences.
Ce qui nous fait croire en général est notre “capacité dualiste” (voir Paul Bloom) de pouvoir scinder le concret de l’abstrait et également de concevoir des entités incorporelles comme des divinités, l’âme ou les anges par exemple. A cette capacité se rajoute la capacité mentionnée précédemment de relever des liens de cause à effet, mais sans avoir le criticisme inné de pouvoir établir quand cette relation est réelle ou fortuite.
Toujours à propos de ce dualisme cognitif, Jane Risen a étudié un modèle selon lequel les personnes pensent de façon rapide ou lente selon les moments. Le système lent nous rend capables de détecter des erreurs et de les corriger. Mais souvent, il n’est pas utilisé pour les superstitions. Bien que conscients d’avoir des croyances « bizarres ou trompeuses », nous choisissons de continuer à les suivre, généralement parce qu’elles sont perçues comme des croyances légères qui n’ont pas d’influence sur notre vie ou nos convictions.
Deux facteurs peuvent contribuer à expliquer ce mécanisme mental. Tout d’abord, nous avons vu qu’on a tendance à attribuer un agent responsable à des événements inattendus ou particuliers. De plus, dans les premières phases de l’histoire de l’humanité, l’homme a développé un comportement de suspicion et de confirmation pour son autodéfense. En d’autres termes, il valait mieux suspecter la présence d’un ennemi, même imaginaire, et être prêts à se défendre que de mourir pour ne pas avoir été suffisamment alerte. De là, une tendance finaliste s’est générée dans notre conception du monde, qui peut être « aggravée » par une conception existentialiste, selon laquelle chaque individu peut modifier le cours de sa vie à partir de ses actions, et donc si ces actions sont bien « guidées », elles peuvent amener à quelque chose de positif.
D’un autre côté, il est également prouvé que cette attitude ancestrale peut contribuer à réduire l’anxiété, notamment chez des personnes avec peu de confiance ou menacées, et également d’améliorer nos performances. Les superstitions nous permettent de vivre un monde qu’on peut relativement contrôler et nous donnent une manière d’agir sur ce qu’on pense pouvoir tourner en notre faveur. On construit ainsi des schémas mentaux qui redonnent une certaine « prévisibilité » à notre vie, en créant une sensation de contrôle personnel rassurante.
Quoi de mieux que dire « Bonne chance ! » pour se charger en énergie positive et en confiance ! Cela ne coûte rien et pourrait même fonctionner, n’est-ce pas ? Des études démontrent bien que beaucoup préfèrent faire un petit geste superstitieux de temps en temps qu’être à la merci de l’inconnu. Attention cependant à la fréquence et à l’attachement à ces gestes. Des études montrent également que certains gestes pourraient contribuer à renforcer les croyances superstitieuses (et renvoyer à une légère forme de Trouble Obsessionnel Compulsif TOC).
Mais ne vous inquiétez pas, les deux choses ne sont véritablement pas liées, mais les TOC et les superstitions ont en commun l’attitude d’effectuer des gestes et modes de pensées supposément rassurants dont l’absence serait source d’anxiété. Dans le cas des superstitions, on peut toutefois se demander si on a vraiment besoin de ses rituels.
Il est donc plus clair que tout le monde a un certain pattern mental, qui permet facilement de tomber dans de petites ou grandes croyances si on n’exerce pas son esprit critique. Qui n’a jamais dit « On croise les doigts » pour évoquer l’espoir en un événement favorable ou hésité un moment devant une échelle ouverte devant nous ? Disons-le, très peu de personnes dans nos régions. On touche du bois pour conjurer la malchance. Cela fait du mal à quelqu’un ? Non, évidemment. Mais cela sert-il vraiment ? Y croit-on vraiment ? Non, probablement. Alors pourquoi le faire ?
En soi, les superstitions ne sont pas des croyances néfastes. Parfois elles pourraient être même sympathiques, si on pense au bisou sous le gui ou aux souhaits qui suivent le passage d’une étoile filante ou accompagnent une pièce de monnaie vers le fond d’une fontaine. Des questions se posent certainement pour les croyances qui influencent sérieusement nos actions, nos pensées et nous empêchent d’agir librement, pas pour ces petits gestes.
Des mécanismes mentaux similaires se déclenchent quand on croit à l’horoscope, avec l’effet Pygmalion, mais aussi avec certaines pratiques médicales. Concernant ces dernières en revanche, les conséquences peuvent être épineuses et parfois dangereuses, car ces mécanismes peuvent nous guider vers des conclusions et des pratiques sans fondement, que ce soit par une utilisation aveugle d’Internet, par notre non-connaissance de la médecine ou par la consultation de praticiens douteux. Dans ce cas, ces mécanismes de pensée représentent un enjeu majeur, car ils peuvent mettre en péril notre santé et celle de notre entourage. Il est donc intéressant de questionner nos superstitions pour identifier ces mécanismes et prévenir des dérives sur des sujets plus sérieux.
On peut encore nommer un autre cas : croire que la malchance attire d’autre malchance (ex., briser un miroir = 7 années de malheur). Dans ce cas se manifeste ce qu’on appelle une « prophétie autoréalisatrice » : en s’attendant à avoir de la malchance, on va associer tout événement négatif ou accidentel à l’origine de notre croyance. Ce qui se vérifie finalement, c’est que ce sont nos mêmes « bad vibes » qui nous mettent dans une condition de manque de confiance, de pensées négatives et anxieuses qui sont susceptibles de générer des faits ou des ressentis négatifs et créent un cercle vicieux. De là, le pas vers la croyance en des forces de l’occulte et des malédictions peut être très court… Pourtant, les synchronicités existent de façon aléatoire et il y aura toujours un retour à la moyenne auquel nous porterons bien moins d’attention.
Si les déviances mentionnées peuvent ressembler à des pentes savonneuses loin des superstitions « classiques » dont nous parlons à l’occasion du récent vendredi 13 et son lot habituel de (mal)chance, les superstitions se révèlent n’être qu’une des expressions de nos systèmes innés de croyance et cognitif. Elles sont parfois sympathiques ou utiles, quand elles établissent des gestes devenus traditionnels, voire bénéfiques, pour se rassurer et se donner confiance. Mais l’effet inverse peut également exister: les comportements, rituels et pensées qui se répètent aveuglément peuvent aussi créer de l’anxiété ou de la peur jusqu’à changer notre façon de vivre et de raisonner. La question qui peut sortir de tout cela est : où se situe la limite d’acceptation des croyances ?
Finalement, que l’on croie ou non en la (Mal)chance ou en un pouvoir magique personnel, notre cerveau semble être un instrument prédisposé pour adopter des croyances. Mais notre vrai pouvoir doit surtout être celui d’avoir la possibilité de connaître cet exceptionnel outil qu’est notre cerveau pour le remettre en question afin de l’utiliser au mieux. Ainsi nous pouvons en tirer le plus de bénéfices quotidiens et à long terme.
Les croyances superstitieuses de tous types ne semblent ainsi que des mécanismes mentaux qui nous prennent tous au piège de temps en temps. Il est en revanche impossible de nier qu’elles se révèlent confortablement utiles parfois. Nous sortir des petites étiquettes et traditions acceptées à l’aveugle nous permet de nous poser quelques questions sur le pourquoi de nos rituels personnels, faire le tri et le clair sur ceux que l’on souhaite garder ou non, et pour quelle raison. Cela peut nous permettre d’agir plus librement et consciemment et à avoir plus de confiance dans nos décisions, plutôt qu’être sous l’emprise d’hypothétiques agents invisibles.
Ainsi, nous avons décidé de parler des superstitions à l’occasion ce vendredi 13, pour vous permettre, à la lumière de ces petites petites croyances, de débuter un petit examen de vos cerveaux. Bonne chance ! 😉
Cet article fait suite à notre Quizz sur les superstitions
Le gros du travail a été réalisé par Giulia Maffucci et Christophe Perron. Merci à eux !
Références
https://www.cicap.org/n/articolo.php?id=101608
https://www.apa.org/pubs/journals/features/rev-0000017.pdf
https://thepsychologist.bps.org.uk/volume-29/november-2016/everyday-magic-superstition
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0003347211001448?via%3Dihub#sec1.2
https://www.medicalnewstoday.com/articles/178508
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3181957/
https://www.semanticscholar.org/paper/An-Examination-of-Magical-Beliefs-as-Predictors-of-Spears/e3d91d93960964cf0e277f10a906f21e4aaea084?p2df
http://www.richardwiseman.com/resources/superstition_report.pdf
https://lifehacker.com/embrace-the-supernatural-how-superstitions-placebos-a-5907299
https://www.newscientist.com/article/dn14694-superstitions-evolved-to-help-us-survive/
https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2008-1-page-163.htm